Ce matin-là je me suis levé avec une envie de Rolex, une envie de Submariner plus exactement. En règle générale la pulsion s’estompe après quelques recherches sur internet, si infructueuses évidemment. On va bien voir…
Il est 8h30, 2 gorgées de café et je fonce sur eBay chasser la perle rare. Des exemplaires en bon état il y en a, mais en même temps tellement classiques et sans patine, les Submariner que j’ai sous les yeux ne dégagent rien, 0 émotion. Et puis les tarifs démarrent à 9000 euros, ça me ravise instantanément.
Me vient en tête la petite sœur Tudor, je tape le mot clef dans la barre de recherche et Bim ! Première photo qui s’affiche et c’est le coup de coeur. Ce n’est pas une 7924, pas une 7928 non plus mais un modèle de transition assez rare, une 7016/0 qui précède la Snowflake. Cette Sub là ressemble fortement à une 5512 ou 13 de chez Rolex, soit un must have sans date, mais dans une version moins coûteuse, presque 2 fois moins au regard des prix du marché actuel. Côté mouvement on est pas sur un 15xx Rolex mais en principe un Eta 2483, un calibre qui me sera facile à réviser, dans la mesure où j’ai dans mes tiroirs des pièces issues de la même famille de mouvements.
Les photos de l’annonce sont pas trop mauvaises mais incomplètes, manque celle de la boîte ouverte. Quant au descriptif il est succinct : montre Tudor 7016/0, 1968, fonctionne, un dernier entretien il y a 15 ans. C’est si bref que ça signifie que c’est à moi l’acheteur potentiel de faire toute l’expertise. Autre chose de particulièrement excitant dans cette annonce, il est précisé que l’objet est à retirer sur place, dans un rayon de 20km. Pas d’envoi. En conséquence j’ai moins de rivaux, quoique. Pour ce type de montre le vendeur peut recevoir des demandes de marchands européens prêts à faire le déplacement dans la journée. Bref il faut agir !
Ni une ni deux je rentre en contact avec le propriétaire, réactif il me répond dans la minute par le biais de la messagerie eBay, on s’appelle, il est disponible et j’engage rapidement un rdv. Deux heures plus tard nous voilà assis au fond d’un bar sous une lumière très moyenne, pas le choix aujourd’hui c’est jour de braderie et tout est bondé. Le vendeur est sympa, la cinquantaine, good looking mais bavard, je dirais un poil trop pour lui accorder une confiance spontanée. On discute photo, on discute moto, on discute de tout mais jamais de montre, et à son poignet je distingue une Hamilton moderne, bizarre bizarre. Enfin après 40mn de parlote la belle sort de sa poche, accompagnée des propos suivants :
« j’ai acheté cette montre dans un lot il y a 20 ans, à un militaire de la base aérienne de xxxxxxxx, ce militaire est aujourd’hui commandant »
Je n’aurai pas plus de détails concernant sa provenance et je ne veux pas être insistant. Le fait est qu’elle peut tout aussi bien être civile. Seules les Tudor Marine Nationale gravées MN sont des dotations flagrantes. En tout cas cette montre a survécu jusqu’ici, visiblement dans son jus, avec un numéro de série gravé 622xxx qui correspond bien à 1968. Sous la loupe et de l’extérieur elle semble ok en tous points, sans composants remplacés. Et il y a ce détail qui peut justifier son passé militaire, je ne vois aucune marque laissée d’un éventuel bracelet acier, cette Tudor a sans doute été portée sur Nato toute sa vie, finalement l’histoire du vendeur sent le vrai.
Assez confiant et après une baisse de prix de 1000 euros on s’accorde à faire la transaction en direct hors plateforme, sauf que Monsieur exige un chèque de banque et rien d’autre, ni cash ni or ni virement, pfff. Je râle un peu car je suis professionnel, et lui rappelle à ce propos qu’à la moindre entourloupe de ma part je serais vite grillé dans la profession. J’ai aussi 100% d’évaluations positives sur eBay, 3000 transactions passées. Tiens lui n’en a pas une seule malgré qu’il se soit inscrit il y a plus de 5 ans. Après tout c’est dans son droit d’être méfiant.
Il est 11h50, j’ai besoin de ce chèque, ma banque est à 500m et ferme dans peu. Alors dans la frénésie de l’instant j’embarque le vendeur, courrons à la banque ! La foule est dense et les rues étroites, difficile de se frayer un chemin, j’heurte de nombreuses épaules et même le Famas d’une sentinelle VigiPirate, ils les portent dans la largeur c’est malin !
On arrive devant la banque, close, on est le 15 août, je suis dégoûté. On remets ainsi notre transaction à plus tard et chacun repart de son côté. Mais le hasard fait que nos deux voitures se retrouvent cote à cote à la jonction de 2 étages de parking, je le laisse gentiment passer et en profite pour relever le numéro de sa plaque d’immatriculation, comme lui je joue la carte de la prudence.
J’ai maintenant 48h à attendre pour me faire délivrer le chèque de banque c’est la procédure, et l’annonce eBay est toujours en cours, visible du monde entier, c’est assez stressant car l’affaire peut me passer sous le nez. Du coup j’ai un peu plus de temps pour potasser mon sujet.
Alors une couronne contre une rose sur le cadran ? J’ai envie de dire que la rose est plus classe et fait moins jazzer que sa grande soeur. Boîtes et couronnes sont de facture Rolex ça change en rien, la qualité est là. Le point d’interrogation restant c’est le mouvement, je ne l’ai toujours pas vu, rien ne dit qu’il a pas été remplacé par un basique Eta 2472. Par ailleurs la gravure dans le fond de boîte est tout aussi cruciale pour une authentification.
Pour ce 2e rdv j’ai le chèque de banque avec moi, un ouvre fond manuel, la potence au cas où le fond résiste, ma lampe uv, 2 bouquins de référence et une photo de comparaison des boîtiers Mk1 et Mk2 glanée sur internet. J’ouvre, le mouvement est le bon et la réf. gravée 7528 dans le fond est la bonne. Le passage de la lampe uv me confirme que cadran et aiguilles sont d’époque et raccords, non relumés, le tritium s’excite et disparaît simultanément sur les 2 supports. Une poignée de mains et le deal se fait.
Le soir avant de me coucher je remonte la montre à fond, je la retrouverai le lendemain arrêtée net à 6h. Heureusement je suis horloger ! En fait le barillet, autrement dit la cage qui retient le ressort comprimé, est fracturé dans toute sa hauteur. Alors sous la pression du ressort les dents s’écartent légèrement au point de provoquer un point dur et un blocage des rouages. J’ai la pièce, un barillet et un ressort neuf d’un Eta 2472 sont parfaitement compatibles avec le 2483 signé Tudor. Je constate sur ce mouvement que la masse est montée sur rubis c’est un vrai plus.
J’estime avoir fait un bon achat, d’autant plus que les performances obtenues après intervention sont bonnes, le chronocomparateur affiche 300 degrés d’amplitude à plat et 10s/j de dérive d’une position à l’autre.
Alors elle est pas canon cette montre ? 
